En raison de ce commentaire judicieux d’Anne Archet, je reporte les réponses aux autres commentaires pour écrire ce billet.
La position d’Anne Archet
Lorsque je voulais distinguer le capitalisme du libre marché, j’ai souvent exposé cette citation d’Anne Archet: « l’État est le meilleur ami du capitaliste — et le libre marché, son pire ennemi. » Dans les faits, j’ai utilisé sa citation à mon profit, mais pas dans le même sens qu’elle l’entendait. Ce billet a pour but d’exposer sa pensée et de répliquer sur ce sujet. Voici ses propos et mes réponses. D’abord, elle dit ceci:
Le pire ennemi d’un capitaliste est son concurrent; voilà pourquoi ils s’arrangent pour ne pas en avoir. Les capitalistes n’aiment pas se plier à la discipline du marché parce qu’un marché vraiment libre = zéro profits. Par contre, ils adorent le marché lorsqu’il est à leur avantage (comme le marché du travail, par exemple).
Je ne suis pas certain qu’il n’y aurait absolument aucun profit dans un véritable libre-marché, mais ces soi-disants « profits » seraient minimes en comparaison des profits shylockiens de plusieurs grandes corporations (les corporations n’existeraient pas dans un libre marché!) multinationales. Mais pour le reste, on s’entend sur le fond.
Ceci étant dit, opposer le marché au capitalisme est idiot. Le capitalisme est la marchandisation du monde; je ne vois pas comment le fait de réifier encore plus les relations entre les individus va éliminer le capitalisme (outre le fait de le faire mourir de ses contradictions, et encore).
La réification est défini ainsi par Wikipédia: La réification consiste à transformer ou à transposer une abstraction en un objet concret, à appréhender un concept, comme une chose concrète. Le terme est aussi employé à propos des personnes vivantes. »
Cette réification, qu’elle dénonce avec raison, est beaucoup plus présente dans le système capitaliste actuel qu’elle ne le serait dans un véritable libre marché. Il n’est pas question pour aucun anarchiste de réifier encore plus les relations entre les individus comme le capitalisme sait si bien le faire.
Le libre marché est une fiction; il ne peut fonctionner sans l’État.
Abolir les marchés est une fiction et est impossible sans la coercition étatique.
Le libre marché est aussi une fiction au coeur du libéralisme, une idéologie autoritaire, basée sur l’échange et l’exploitation.
Le capitalisme est une idéologie autoritaire basée sur l’échange (coercitif ou pas) et l’exploitation. Le libre marché est une idéologie volontariste basée sur la coopération et l’échange volontaire.
Les seules sociétés humaines qui ont vécu dans un état assimilable à l’anarchie pratiquaient le don, pas l’échange.
Le troc volontaire aussi. De plus, le don et le troc volontaire sont aussi des formes de marchés. Dans un libre-marché, rien n’empêcherait des communes prônant exclusivement le don comme mode d’organisation de se développer, sans pour autant abolir les autres formes non-capitalistes de marchés en dehors de ces communes.
Je le répète donc encore une fois: votre attachement au marché (et par la bande, à la propriété) fait de vous un libertarien — un libéral radical — pas un anarchiste. Pourquoi ne pas l’admettre? Il n’y a rien de mal à s’afficher tel qu’on est, bien au contraire.
Attention, la propriété capitaliste est différent du concept de « propriété » que je défend. En fait, mon idée ressemble beaucoup aux mutualistes sur cette question. Leur concept de « propriété » repose sur deux autres concepts, i.e. l’occupation et l’utilisation, ce qui n’est pas du tout le cas pour la propriété capitaliste. De plus, contrairement aux zélateurs du capitalisme, je considère que la propriété étatique et la propriété privée acquise par la violence sont illégitimes.
Je vois d’un bien meilleur oeil la désétatisation des institutions et des propriétés étatiques, i.e. confisquer la propriété illégitime de l’État pour le rendre aux travailleurs (ou à ceux qui l’occupent et l’utilisent) plutôt que la privatisation capitaliste, i.e. transférer la propriété étatique illégitime à faible coût à des corporations pour les enrichir et créer des monopoles privés. Je sais fort bien que ma réponse est incomplète et je définirai plus clairement ma position concernant le concept de propriété dans un prochain billet.
Tout au plus, j’admets que ma vision anarchiste sur cette question est différente de celle d’Anne Archet. Mais je ne me considère pas comme un libertarien minarchiste ni comme un libéral radical et ce, même s’il m’arrive régulièrement de m’inspirer d’auteurs libertariens pour alimenter ma pensée anarchiste. Tout de même, je considère ma vision anarchiste comme la forme la plus radicalement anti-étatiste du libertarianisme non-vulgaire, alors si elle veut me catégoriser comme étant un libertarien parce que je suis pro-marché, ça ne me dérange pas! 🙂
Pour terminer, je vous présente un version rééditée de ce vieux billet.
Pourquoi les anarchistes et les libertariens non-vulgaires doivent être anti-capitalistes et pro-marché?
(Notes: Il s’agit d’une traduction quasi intégrale de ce billet de François Tremblay, avec quelques changements et adaptations qui traduisent mieux ma pensée. Les termes socialisme, capitalisme et communisme sont utilisés dans leur sens étatiste, pervertie (surtout dans le cas du communisme, dont la version théorique originale n’a jamais existé en pratique) et courante. Je ne remets pas en question la pertinence de l’anarcho-communisme ou de l’anarcho-socialisme dans ce billet.)
L’utilisation du terme « capitalisme » par les anarcho-capitalistes (ce qui devrait être désigné plus judicieusement par anarchistes de marché), les économistes autrichiens et les objectivistes, est regrettable, car il crée de la confusion dans les discussions, comme dans la plupart des discussions entre les libertariens non-vulgaires, les anarchistes individualistes (j’en suis un), et les anarchistes collectivistes. Voilà le problème majeur à essayer de redéfinir les mots à son propre compte: ça prend trop de temps à le faire, et dans l’intervalle de temps vous ne réussissez qu’à aliéner tout le monde qui utilise encore la définition courante (d’ailleurs, je devrais cesser d’utiliser le terme crime pour le remplacer par le terme agression) .
Le capitalisme, comme la quasi-totalité des gens le comprennent, est ce système économique étatiste que nous subissons actuellement dans la majeure partie du monde occidental, un système où il y a une synergie entre la classe dirigeante et les riches et puissantes entités corporatistes au sein d’une société, qui se prêtent assistance mutuelle les uns des autres autant qu’ils le peuvent, au détriment de la population en général.
En tant qu’anarchistes et en tant que libertariens non-vulgaires, nous sommes censés de nous opposer au capitalisme pour de nombreuses raisons, la plus importante de celles-ci étant que nous nous opposons à l’État dans son ensemble (sauf pour les minarchistes). Le capitalisme, comme le socialisme et le communisme, peuvent être décrits comme une forme de relation entre l’État et les entreprises. Dans le capitalisme, l’État est l’allié des corporations, dans le socialisme, l’État est l’antagoniste des corporations, et dans le communisme, l’État prend en charge toutes les corporations et, par conséquent, assume pleinement le pouvoir des entreprises (ce qui conduit à la conclusion contre-intuitive que le communisme est l’expression la plus complète du capitalisme!).
Dans une anarchie, il ne peut y avoir des « structures socialistes » ou des « structures capitalistes », il y a seulement le marché. Inutile de débattre si les anarchistes devraient soutenir les marchés ou non, parce que l’anarchie ne peut tout simplement pas exister sans les marchés comme base économique, comme d’ailleurs toutes les propositions soi-disant « anti-marché » faites par les anarchistes collectivistes (comme le système de troc ou le don) ne sont que des formes différentes de marchés. Les gens sont complètement libres de choisir le type de régime sous lequel ils veulent vivre, ainsi que de limiter volontairement cette liberté si elles le souhaitent. Le seul véritable facteur limitant est l’ouverture d’esprit des gens et leur volonté d’aller au-delà de ce qui est traditionnel ou accepté socialement (comme l’actuel système législatif étatique et monopolistique).
Le capitalisme et le marché sont à peu près aussi semblables que le créationnisme est semblable à la réalité scientifique. Le capitalisme est basé sur la concentration du pouvoir, les hiérarchies de pouvoir et la spécialisation du travail. Dans un marché, il n’y a que la spécialisation du travail qui y est possible (Attention, la spécialisation du travail n’est pas une compsosante essentielle d’un marché, même si personnellement j’y suis en faveur. J’accepte les arguments des collectivistes qui sont en défaveur de ce principe et des approches différentes peuvent coexister.) et les deux autres, ceux qui créent toute l’exploitation dans les sociétés capitalistes, ne sont pas partie intégrante des marchés. En fait, les anarchistes sont contre les hiérarchies de pouvoir, qui causent la majeure partie de la concentration du pouvoir en premier lieu, les règles de l’État et son influence qui en découle.
L’anarchie est égalitaire et anti-hiérarchique. Le capitalisme est inégalitaire et antagonise les classes sociales. L’anarchie respecte les libertés individuelles et laisse la place à des associations collectives volontaires. Le capitalisme est coercitivement collectiviste et ne respecte pas les libertés individuelles.
J’espère que les autres anarchistes et les libertariens non-vulgaires vont comprendre que je suis de leur côté concernant cette question.
Effectivement, lorsque les autrichiens, les libertariens, les objectivistes et les anarcho-capitalistes parlent de capitalisme, ils parlent en fait de « laissez-faire », autrement dit, de libre-marché. Ce capitalisme que nous avons en ce moment est plus justement appelé en anglais « crony capitalism » ou capitalisme de copinage. C’est un capitalisme soutenu par les interventions étatiques. Tout libertarien qui se respecte devrait cracher sue cette forme bâtarde de capitalisme.
D’autre part, je me demande comment on peut être « anti-marché »? Autant dire être anti-économie puisque toute économie est composée de marchés… La question est si cette économie doit obéir aux lois du marché ou aux bureaucrates. Quiconque est contre le marché-libre devient de facto un lèche-cul de bureaucrate.
@Philippe David
« Effectivement, lorsque les autrichiens, les libertariens, les objectivistes et les anarcho-capitalistes parlent de capitalisme, ils parlent en fait de “laissez-faire”, autrement dit, de libre-marché. Ce capitalisme que nous avons en ce moment est plus justement appelé en anglais “crony capitalism” ou capitalisme de copinage. C’est un capitalisme soutenu par les interventions étatiques. Tout libertarien qui se respecte devrait cracher sue cette forme bâtarde de capitalisme. »
En effet!
Il faut préciser un truc cependant:
1) Les libertariens, autrichiens, objectivistes et plusieurs anarchistes de marché (pas les mutualistes) dits « anarcho-capitalistes), ont tendance à appuyer la droit de propriété capitaliste que la plupart des gens connaissent.
2) La plupart des anarchistes (moi inclus), sauf les anarcho-capitalistes, rejettent la propriété capitaliste et préfèrent la possession.
3) Les anarchistes mutualistes rejettent la propriété capitaliste et prônent plutôt une « propriété » basée sur l’occupation et l’utilisation, ce qui n’est pas le cas de ceux qui prônent la propriété capitaliste.
J’ai tendance à adopter le point de vue mutualiste, ou peut-être un mélange de 2) et 3). J’admets ne pas être complètement sûr de mon affaire ici, mais chose certaine, je rejette la propriété capitaliste. J’y reviendrai.
Oui ce que David dit est exact, les points de divergence les plus importants entre les left-libertarians et les anarchistes de marché sont: 1. le concept de droits à la propriété (capitaliste/perpétuel/absolu v socialiste/contingent), 2. l’idée du capitalisme comme étant essentiellement volontaire versus le capitalisme comme l’expression de monopoles dévastateurs, 3. privatisation versus aide mutuelle.
«D’autre part, je me demande comment on peut être “anti-marché”? Autant dire être anti-économie puisque toute économie est composée de marchés… La question est si cette économie doit obéir aux lois du marché ou aux bureaucrates. Quiconque est contre le marché-libre devient de facto un lèche-cul de bureaucrate.»
Peut-être dans les modèles qui ont été appliqués, mais ce que vous dites est faux.
Il n’y a pas de marchés au sein d’une économie participative.
Albert passe bcp de temps à dire pourquoi il est contre les marchés et pourquoi nous devrions les abolir pour obtenir une société juste.
Et ce n’est pas un bureaucrate et son modèle en est un d’autogestion.
« Il n’y a pas de marchés au sein d’une économie participative. »
Le modèle participatif est en fait un marché, et c’est une illusion de penser autrement. Ce n’est pas parce que les échanges sont fait en temps décalé que ce n’est pas un marché. En fait, le modèle remplit tous les critères d’un marché.
Il faudrait peut-être alors François, que tu définisses ce que tu entends par marché.
Car dans la mesure où il passe une bonne partie de ce livre à décrire ce qu’est un marché, pourquoi on doit l’abolir et qu’en fait son modèle vise (en partie) à remplacer le marché….
Quelque chose cloche non?
En passant, à défaut d’être en accord avec l’auteur de ce blog, je dois dire que c’est assez intéressant. On ne peut pas dire la même chose de l’ensemble de la blogosphère (anars inclus). Pas que le mien soit de très grande qualité (loin de là), mais on s’attendrait à plus il me semble….
@ Bakouchaiev
Je ne peux pas répondre pour François Tremblay, mais personnellement, j’utilise le mot « marché » dans sa définition économique classique qui englobe toute activité commerciale. Dans ce sens, je vois mal comment vous pouvez avoir une économie sans échanges commerciaux (ie. échanges de biens avec d’autres biens).
@François Tremblay
Je n’ai rien à ajouter de plus à ce qu tu as dis. Très bien!
@Philippe David
Je crois que François a une définition encore plus large du marché que la tienne. Mais laissons-le répondre.
@Bakouchaïev
« Albert passe bcp de temps à dire pourquoi il est contre les marchés et pourquoi nous devrions les abolir pour obtenir une société juste. »
Je ne l’ai pas lu, mais j’ai vraiment l’impression qu’il est contre le capitalisme et son droit de propriété capitaliste mais pas contre les marchés, dans les faits. Faudrait voir.
« Il faudrait peut-être alors François, que tu définisses ce que tu entends par marché. »
Je commence à me demander si je ne devrais écrire un billet juste là-dessus. Même ce terme porte à confusion, semble-t-il. Mais vous devriez relire mon billet réédité dans la deuxième partie de ce billet, j’en dit beaucoup là-dessus.
« En passant, à défaut d’être en accord avec l’auteur de ce blog, je dois dire que c’est assez intéressant. On ne peut pas dire la même chose de l’ensemble de la blogosphère (anars inclus). Pas que le mien soit de très grande qualité (loin de là), mais on s’attendrait à plus il me semble…. »
Merci beaucoup pour le compliment! 🙂
Cependant, je vous trouve un peu dur avec la blogosphère, surtout chez les anars. Il y a des perles dans cet océan de marde. Allez voir ma liste « Allez voir ça (mes coups de coeur) ». Malheureusement, MFL de « Regardez la musique » (qui n’est pas un site anar mais un site littéraire) a réduit considérablement son rythme de publication dernièrement. Mais je comprends sa décision.
Et vous devriez placer les deux sites d’Anne Archet sur votre blogoliste, à tout le moins. Anne Archet est le/la meilleur/re blogueur/euse anarchiste francophone. Et pour les amateurs d’anarcho-communisme, il y a Ya Basta! qui est un incontournable.
De plus, n’hésitez pas à visiter la blogosphère anarchiste anglophone, il y a des perles là-dedans. Commencez à tout le moins par François Tremblay. Celui-ci est le blogueur qui me ressemble le plus, dans son point de vue anarchiste.
Et qu’on soit d’accord ou non avec leurs propos, il y a le Blogue du QL qui est le plus intéressant blogue politique au Québec. Il y a le webzine-compagnon Le Québécois Libre qui est fort intéressant aussi.
Très intéressant, je serai curieux de voir sa définition alors.
Ma définition du marché est simple: il s’agit de tout processus qui procède d’un libre échange de valeurs (au sens moral, pas au sense économique).
Présentement, il n’existe aucun marché économique car il n’existe aucun domaine économique libre.
@François Tremblay
« Ma définition du marché est simple: il s’agit de tout processus qui procède d’un libre échange de valeurs (au sens moral, pas au sens économique). »
Pas au sens économique?
Je dirais plutôt ceci de mon côté:
« Marché: Tout processus qui résulte d’un échange (libre dans une anarchie, souvent non-libre dans le système capitaliste) de valeurs, que ce soit au sens moral ou économique.
« Présentement, il n’existe aucun marché économique car il n’existe aucun domaine économique libre. »
En effet, il n’y a aucun domaine économique tout à fait libre mais est-ce qu’un marché doit absolument être libre pour être considéré comme un marché économique?
Je suis d’accord pour changer la définition à « moral ou économique, » parce qu’en fait, pour moi, un échange de valeurs morales inclut nécessairement un échange de valeurs économiques, parce que les valeurs économiques font partie de nos valeurs morales. Ce que je veux dire, c’est que si par exemple je paie 20$ pour un livre, il doit nécessairement être le cas que j’attribue une certaine valeur morale au livre, sinon je n’aurais pas initié un échange (une série d’actions, donc) visant à le procurer.
« En effet, il n’y a aucun domaine économique tout à fait libre »
Pas seulement « tout à fait libre », mais « libre », point. Il n’existe aucun domaine économique libre.
« mais est-ce qu’un marché doit absolument être libre pour être considéré comme un marché économique? »
Oui, je pense que la différence doit être claire entre le capitalisme et le libre marché, si le mot « libre » doit avoir un sens.
@François
« Je suis d’accord pour changer la définition à “moral ou économique,” parce qu’en fait, pour moi, un échange de valeurs morales inclut nécessairement un échange de valeurs économiques, parce que les valeurs économiques font partie de nos valeurs morales. Ce que je veux dire, c’est que si par exemple je paie 20$ pour un livre, il doit nécessairement être le cas que j’attribue une certaine valeur morale au livre, sinon je n’aurais pas initié un échange (une série d’actions, donc) visant à le procurer. »
Voilà, je suis d’accord! Toutes les valeurs ne sont pas nécessairement quantitatives.
« Pas seulement “tout à fait libre”, mais “libre”, point. Il n’existe aucun domaine économique libre. »
D’accord!
« Oui, je pense que la différence doit être claire entre le capitalisme et le libre marché, si le mot “libre” doit avoir un sens. »
En effet, la différence doit être claire. Mais de là à considérer seulement les marchés libres comme des marchés économiques?
Cette question me chicote encore mais au moins on s’entend sur la partie la plus importante, celle de la définition de « marché ».
Oui je pense que les questions qui restent sont purement sémantiques.
En effet!